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En route vers la France

Less than 1 minute Minutes

Amal Al-Lahham
27 novembre 2023

C’était le 20 juillet 2015 quand je suis montée dans la voiture d’Abou Affif faisant mes adieux à mon quartier de la ville de Sehnaya que j’aimais beaucoup ainsi que ses habitants représentant toutes les composantes de la société syrienne : y compris les religions, les sectes et les ethnies. J’avais noué des belles relations avec la plupart d’entre eux qui perdurent encore aujourd’hui, huit ans après notre séparation, grâce aux réseaux sociaux.

Je ressentais une immense joie en route vers le Liban avec Abu Affif, car de là devait commencer mon voyage d’asile en France, où ma famille m’avait précédée. Je jouissais aussi de la beauté des paysages verdoyants tout au long du chemin. Durant les dernières années en Syrie, je ne voyais que la couleur militaire : par-ci, des jeunes hommes et femmes membres des comités populaires et par-là, membres de l’armée présents aux nombreux points de contrôle. Et aussi la couleur rougeâtre de la terre mélangée au sang sur la route vers Draa, ma ville natale. Même les arbres de ma belle ville n’étaient pas épargnés. Ils ont été déracinés pour empêcher les révolutionnaires de s’y cacher. Je n’oublierai jamais ces branches vertes qui émergeaient sur les troncs coupés et qui me donnaient de l’espoir : la Syrie émergera à nouveau.

A la frontière libanaise, j’ai rejoint une très longue file d’attente de Syriens, fatigués et épuisés, espérant obtenir un visa d’entrée.
Je suis sortie de cette file et me suis approchée d’un officier libanais. Je lui ai expliqué que mon état de santé ne me permettait pas de rester longtemps debout, car une semaine seulement s’était écoulée depuis ma néphrectomie. J’attendais à ce qu’il prenne en considération ma maladie et mon âge, mais il m’a réprimandée sans pitié, m’ordonnant de rentrer dans la file.
J’ai passé deux jours au Liban chez des amis. Le troisième jour, je me suis rendue à l’aéroport Rafik AL-Hariri pour prendre l’avion vers la Turquie.
À l’aéroport Sabiha d’Istanbul, le fils d’une de mes amies m’attendait. Elle m’avait précédée avec sa famille et avait loué un appartement pour une semaine, en attendant notre départ vers l’Europe. Quatre jours après mon arrivée, mon amie et moi avons pris l’avion pour la ville d’Izmir d’où nous devrions partir pour une île grecque via ce qu’on appelle le « voyage de la mort » : c’est-à-dire traverser la mer sur un belem « bateau pneumatique de fortune ». Pour mon amie et moi, c’était un voyage de mort ou de vie.

La place où le passeur nous avait conduites était bondée de réfugiés syriens. Seuls ou en famille ils dormaient par terre, dans les parcs, sur les trottoirs ou dans les cours de la mosquée en attendant leur tour pour embarquer.

Le soir, on a été emmenés dans une forêt sombre. Nous étions une soixantaine de personnes, hommes, femmes et enfants. On nous a été demandé de garder le silence et de ne pas faire de bruit. Nous y sommes restés jusqu’à l’aube, envahis par la peur. Puis un camion avec une remorque est arrivé et on nous y a tous entassés à l’intérieur. Le camion n’avait pas de fenêtres, à l’exception d’une petite ouverture au plafond pour la ventilation. On dirait des moutons conduits à l’abattoir.
Le voyage a duré trois heures sur des terrains accidentés et chaque secousse du camion nous faisait trembler. Certains s’évanouissaient, d’autres vomissaient et moi j’avais des vertiges et me sentais étouffée.

On a été déposé sur une plage où nous y avons passé de longues heures sous un soleil brûlant, affamés, assoiffés et fatigués attendant le signal du départ.
Quelques jeunes hommes ont apporté un bateau pneumatique et l’ont gonflé à l’aide d’une pompe manuelle. Puis les corps et les sacs à dos s’y sont entassés. J’ai choisi de m’asseoir au fond pour éviter le mal de mer, mais j’ai payé cela cher : des poids énormes se sont empilés sur mes jambes et m’ont empêché de les bouger, j’avais l’impression d’être devenue paralysée. Je suis restée ainsi pendant environ cinq heures, la durée de la traversée.

Au milieu du voyage, le belem a commencé à se secouer avec les vagues. Les communications ont été coupées et le moteur est tombé en panne d’essence. Les jeunes hommes se sont précipités pour le ravitailler en carburant. L’embarcation a commencé à tourner sur place, le vent soufflait de plus en plus fort et nous avons crié : « Oh Allah… Oh Allah… ». Heureusement, le vent s’est calmé avant que la mer ne nous engloutisse. Nous avons poursuivi notre voyage et sommes arrivés sur une île grecque le soir. Nous avons tous jeté nos gilets de sauvetage sur la plage. Certains d’entre nous ont crevé le belem avec des couteaux et en ont évacué l’air pour que les garde-côtes ne puissent pas nous revoyons avec.

J’avais les jambes fatiguées, les vêtements mouillés et les chaussures déchirées, la joie m’envahissait car nous étions enfin arrivés à un lieu sûr.
Nous avons été surpris de trouver la plage déserte des agents de la garde-côtière. Nous avons donc décidé de gravir la montagne voisine, espérant croiser au sommet quelques agents qui pourraient nous emmener à un endroit sûr où nous pourrions dormir, acheter de l’eau et de la nourriture.
Le chemin vers le sommet était très escarpé et accidenté. Plusieurs jeunes hommes se sont relayés pour m’aider à grimper, tandis que d’autres ont porté à tour de rôle sur leur dos un enfant paralysé de treize ans, accompagné de sa mère.

Nous avons été profondément déçus à notre arrivée car l’endroit était vide, nous y avons trouvé personne.
Je regardais à droite et à gauche en silence, envahie par une grande peur de l’inconnu.
Les autres ont suggéré de redescendre vers la plage, mais j’ai refusé de le faire. La fatigue me rongeait, elle m’empêchait de faire le moindre pas, tout comme mon amie et la mère de l’enfant paralysé.

Un homme a donc annoncé qu’il resterait avec nous pour nous protéger et nous aider. Il avait une quarantaine d’années, il était venu accompagné de son enfant de dix ans. Il était originaire de la ville de Douma, dans la banlieue de Damas. Il froid nous glaçait. Nos vêtements étaient très légers, car nous avions été contraints de jeter tout ce qui était lourd avant d’embarquer, y compris nos vêtements d’hiver, la nourriture et les boissons.
L’homme et son fils ont ramassé des branches et des feuilles sèches. Ils ont allumé un feu près de nous pour nous réchauffer. L’homme a suggéré de dormir à tour de rôle, afin que la garde soit assurée en continue et que le feu soit alimenté.

Le sommeil m’a envahie, tellement j’étais épuisée, j’ai donc dormi un peu. A trois heures du matin, l’enfant s’est réveillé. Il a dit à son père : « Papa… J’ai rêvé que je buvais de l’eau. » Son père lui a répondu : « L’aube approche, mon fils, quelqu’un viendra nous sauver. »
Quelle nuit ! C’était la pire nuit de ma vie. Chaque fois que je m’en souviens, un frisson parcourt mon corps et je pense à la capacité de l’endurance humaine.
Le matin est arrivé accompagné d’un grand soulagement. Certains de nos accompagnateurs sont arrivés avec des membres de la Garde côtière. Nous étions remplis d’une joie indicible.
Je suis descendue à pied, aidée par les jeunes hommes et glissant sur le sol, assise.

Sur la plage, nous avons trouvé un bateau appartenant à la garde côtière qui nous attendait. Ils nous ont donné de l’eau. Nous avons bu jusqu’à ce que nous soyons désaltérés. Mes chaussures étaient complètement déchirées, mais heureusement mon amie au Liban m’avait offert une paire de chaussures, convaincue que j’en aurais besoin durant mon voyage.
Nous avons été transportés vers le centre de demande d’asile le plus proche. Nous avons trouvé un centre commercial près du centre-ville, où nous avons acheté de la nourriture et des boissons. Puis nous avons fait la queue, un par un, pour enregistrer nos noms.

Après plusieurs heures, nous avons été transférés dans un centre de détention. C’est une prison abandonnée. Les poubelles et leurs alentours étaient pleins de crasse, et des odeurs nauséabondes se répandaient dans l’air. Le sol, les murs et les toilettes étaient tous sales. Les matelas et les oreillers étaient couverts de taches de vieux sang.
Je suis allée directement aux toilettes. Je me suis lavée et changée, tandis que mon amie se tenait à la porte pour empêcher quiconque de s’approcher. Je me suis jetée sur le lit et me suis endormie malgré toute la saleté autour de moi.

Tôt le matin, on nous a servi un repas : du pain noir sec et de la nourriture qui avait une odeur et un aspect nauséabond. Nous avons tous jeté à la poubelle. Cela ne convenait même pas aux animaux.

On nous a dit que nous allions rester dans cet endroit pendant environ une semaine. Nous nous sommes tous tenus à la porte et avons fermement déclaré notre refus d’y rester.
Le soir, un bus de passagers s’est arrêté près de nous pour nous emmener au centre de l’île. Nous sommes entrés dans un hôtel. Il était propre et élégant. Nous nous sommes sentis soulagés lorsque nous avons appris qu’il y avait des chambres disponibles. Nous nous sommes endormis paisiblement dans un endroit propre et agréable après un long périple.
Le matin, mon amie et moi sommes allées nous balader sur l’île. Il y avait plusieurs restaurants d’où émanaient des odeurs délicieuses et familières. Ses propriétaires nous ont accueillis. Ce sont des anciens immigrés syriens. Ils nous ont invité à prendre le petit déjeuner, du café et du thé. La nourriture était des sandwichs de falafels. Tout cela gratuitement, malgré notre insistance pour payer.

Ensuite, nous sommes allées au marché, où mon amie et moi avons acheté des vêtements et d’autres articles.
Le lendemain matin, un grand bateau nous a emmené à la capitale, Athènes. Le voyage a duré environ treize heures.
Nous avons été accueillis par le passeur dans un hôtel. J’ai ressenti une grande envie de lui crier dessus en disant : tu es un criminel ! tu es un menteur … ! Mais je me suis contrôlée et je ne l’ai pas fait. Car ce qui comptait, c’était que j’étais arrivée saine et sauve et que j’allais bientôt retrouver ma famille.
Cet homme nous avait promis que nous serions trente personnes sur le bateau, mais nous avons été surpris que le nombre ait doublé. Il m’avait promis de me placer à l’avant du camion, près du conducteur, en raison de mon état de santé. Mais j’ai été entassée dans le conteneur fermé, tandis que sa petite amie se tenait à côté du conducteur. Même un enfant souffrant d’asthme n’a pas été autorisé à s’asseoir à l’avant malgré les supplications de sa mère et il a failli mourir d’étouffement pendant le trajet.

Une grande partie du groupe nous a quitté pour continuer à pied vers l’Allemagne. Quant à moi, j’avais une carte d’identité italienne au nom de Maria et un billet d’avion en première classe pour Lyon en France. Je l’avais payé au passeur contre une grosse somme d’argent, que j’ai obtenue en vendant un appartement à Damas.
Le passeur m’a demandée de remplacer mon sac à dos par un sac diplomatique, car ce dernier convenait mieux à une femme d’affaires en première classe.
Un homme m’a conduite en voiture dans un café à Athènes. Quelques minutes plus tard, un autre homme est venu et m’a conduite en voiture à l’aéroport d’Athènes. Il est resté éloigné mais j’étais toujours dans son champ de vision. Il me dirigeait par téléphone vers le chemin qui menait à la porte de l’avion, tout en me répétant qu’il n’y avait aucune raison d’avoir peur. Car le pire qui puisse arriver si j’étais découverte serait de m’empêcher d’embarquer, ce qui nous obligerait à tenter à nouveau.
J’ai marché faisant de mon mieux pour me maîtriser, cachant mon anxiété et contrôlant mes émotions.

Je me suis assise dans mon siège, attendant le décollage de l’avion avec impatience, glacée par la peur. Lorsqu’on a fermé la porte de l’avion et que le décollage a commencé, j’ai pu respirer à nouveau de soulagement.

L’avion a atterri à l’aéroport Charles de Gaulle à Paris. J’étais terrifiée. Le passeur m’avait encore trompée. Que faire, alors que je ne parle pas français et que je ne sais pas comment contacter ma famille qui m’attendait à l’aéroport de Lyon ?
Soudain, un jeune homme m’a tapotée l’épaule et m’a dit qu’il venait de la part de Hassib, le passeur, et qu’il m’avait réservée un billet de train pour Lyon. Il m’a également conseillée d’être vigilante pour ne pas manquer ma descente à Lyon, car le train continuerait sa route vers Marseille.
J’étais assise à mon siège, anxieuse et inquiète de rater ma station : ou bien à cause de méconnaissance de la langue française, ou bien d’un possible endormissement dû à la grande fatigue que j’avais éprouvée.

J’ai entendu quelqu’un parler en arabe. Je me suis approchée de lui, je l’ai salué et je lui ai expliqué ma situation. Il m’a dit qu’il allait dans la même direction et qu’il n’y avait pas à s’inquiéter, car il m’informerait quand il serait temps.
Je suis descendue du train, où ma famille m’attendait sur le quai. En les apercevant, j’ai couru vers eux, éclatant en sanglots.