Professeur Farouk Ismael.
Samar était l’une de ces élèves que l’on remarquait dès les premiers cours. Elle se mettait souvent au fond de l’amphithéâtre, suivait religieusement le cours et chuchotait de temps en temps avec sa voisine de toujours, Rama. Elle posait des questions qui montraient sa soif d’apprendre et tardait toujours à quitter l’amphithéâtre.
J’ai vite compris à quel point elle était rebelle vis-à-vis de la situation sinistre du pays. Elle l’exprimait sans hésitation, c’est pourquoi je l’ai trouvée dans mon bureau, toute joyeuse, en me chuchotant les dernières nouvelles d’avril 2011. Elle était déçue par les gens d’Alep ; elle trouvait que les étudiants étaient lâches. Elle était très fière de ses deux sœurs à Damas et très enthousiaste pour les manifestations à Al-Qamichli. Elle aurait aimé être là-bas.
Pendant l’année scolaire 2011-2012, elle était préoccupée, ne supportait plus beaucoup la salle de classe, partait soudainement et ça lui arrivait de ne pas assister aux cours. Et Rama, sa meilleure amie, était toujours avec elle. Au bout d’un certain temps elle a retrouvé le sourire en me parlant des rassemblements à la faculté d’architecture, de sa fuite avec Hanna des agents de sécurité sur la place du centre-ville, et du changement de la situation à Alep.
Au printemps 2012, la situation a changé. La peur a disparu des quartiers d’Alep, les destructions se sont intensifiées, et les fuites et déplacements d’un quartier à un autre se sont multipliés. Samar s’est sentie obligée de porter secours. Elle m’a parlé de ses visites du souk de la vieille ville d’Alep et de la sympathie des commerçants, des écoles du quartier “Al Syrian-Al Jadideh” qui étaient bondées de déplacés qui se sont retrouvés soudainement dans la rue, contraints de fuir des quartiers détruits où il n’y avait d’autre bruit que celui des tirs.
Dans l’une de ces écoles, celle qui donnait sur la grande avenue, elle était devenue directrice résidente. Kamal, qui a eu le même sort qu’elle, la remplaçait lorsqu’elle partait chercher des aides diverses, que ce soit de la nourriture ou des vêtements.
En juin, c’étaient mes derniers jours à Alep. Nous nous sommes retrouvés en secret entre enseignants et quelques étudiants. Samar nous a partagé les difficultés quotidiennes des déplacés, l’hésitation de certains donateurs, l’apparition parmi les déplacés de barbus étrangers et menaçants, aux esprits malsains, perturbateurs et effrayants. Elle a à peine réussi à sauver Kamal d’eux. Malgré cela, elle refusait d’arrêter, car c’était ainsi qu’elle participait à la révolution. J’ai eu peur pour elle, je lui ai remis la clé de mon appartement, au cas où elle en aurait besoin. Je n’allais pas y retourner avant un long moment.
Quelques semaines plus tard, elle a exprimé son souhait de visiter Al-Hassaké et Al-Qamichli, avec ma famille nous étions très heureux de l’accueillir. Elle a tout organisé pour être sur place un vendredi pour qu’elle puisse participer à la grande manifestation hebdomadaire. Elle posait beaucoup de questions sur comment fuir les forces de l’ordre et sur les meilleures stratégies pour y arriver. J’étais parti avec ma femme et mes filles, et à notre retour, Samar rayonnait de bonheur, elle était très fière d’avoir participer à la manifestation, elle était agréablement surprise des participants, chose qu’elle ne ressentait pas à Alep. Pour elle, c’était une journée mémorable pour un mois d’août brûlant.
Avec les arriérés qui prenaient le pouvoir, Samar ne supportait plus la situation à Alep. Après plusieurs appels téléphoniques, j’ai réussi à la convaincre d’arrêter son engagement humanitaire. Elle avait déjà beaucoup donné, et rares étaient les jeunes filles comme elle. Je lui ai rappelé également ce qui était arrivé à ces deux sœurs, l’une a été incarcérée et l’autre a dû fuir le pays. L’encourager à poursuivre ses études à l’étranger était un argument convaincant.
En octobre 2012, Samar a pris le dernier vol de la ligne Alep-Le Caire, elle a été chaleureusement accueillie, et mes collègues sur place l’ont aidée dans les démarches administratives. Elle a brillamment réussi son année préparatoire de master, et de mon côté, je me suis exilé en Turquie en travaillant comme enseignant à l’université de Mardin.
Samar ne supportait plus d’être loin de la Syrie, d’Alep, elle était profondément affectée par la mauvaise tournure de la révolution. Cette révolution avait été détournée, dénaturée. Elle souhaitait y retourner pour les vacances d’été 2013. J’ai essayé de la dissuader, mais malheureusement, j’ai appris qu’elle était arrivée en Turquie pour se rendre en Syrie. Elle m’avait promis qu’elle ne resterait pas longtemps à Alep. Elle était avec son ami Mohammad, dont je me souviens de la sérénité et de la bienveillance.
Mais cette visite a duré trop longtemps, elle n’est toujours pas terminée. Samar s’est éclipsée, tout comme notre révolution s’est éclipsée aussi derrière des nuages que notre ciel n’avait jamais connus.
Nous avons tous perdu la notion du temps et de place, et jusqu’à aujourd’hui, nous attendons Samar, et la clé qu’elle détient, nous ne perdrons jamais l’espoir.